« Le Nautilus » sur la voie de René Desmaison (Ascension hivernale d’une grosse montagne en Provence…)

« Le Nautilus » sur la voie de René Desmaison (Ascension hivernale d’une grosse montagne en Provence…)

René Desmaison



J’ai rencontré René Desmaison dans les années 1990, un soir de rien, banal, un soir où, tout à coups, une petite lumière s’allume... C’était à l’occasion de l'une de ses dernières conférences (cycle Connaissances du monde) en banlieue proche de Montpellier. René…, et puis  Desmaison… cela ne sonne pas "montagne", mais plutôt, " sédentaire agricole dans les plaines du Limousin…" On est loin des Lachenal, Terray, Ravanel le rouge et autres Servettaz de vallées alpines... Et pourtant. Ce gars-là  était l’un des plus grands alpinistes spécialistes des hivernales engagées… Pas moins.  Un "petit vieux débonnaire" qui t’explique, par exemple, comment on revient de la mort après l’avoir affronté 342 heures dans une paroi gelée !? Tout  un programme. Une rencontre comme ça, cela ne se refuse pas.



Je n’ai jamais oublié cette soirée où l'on te dit que l’hiver, même si les ours et le commun des mortels font dodo avec leur doudou, il se passe quelque chose dehors et peut-être  quelque chose de vital voir mortel...
J’ai donc intégré cette  notion d’hivernale qui rallonge ta vie par le fait que tu exploites une saison creuse ou morte mais qui peut te la raccourcir aussi (surtout dans son cas, le bougre) si tu prends quelques risques.
Depuis, à un petit niveau certes, je réalise quelques escapades rigolotes à pied ou en vélo pendant ces mois de frimas.
19 janvier 2018 me voilà donc aux pieds du Mt Chauve. Je ne sais pas encore que mon timing sera parfait et que je vais traverser un espace-temps bref et fantastique. « Le nautilus » (vélo bleu) est entre mes jambes, vélo bizarre acheté d’occase, modifié Vincent, avec guidon plat pour redresser le bonhomme et lui donner surtout un air contemplatif, voir peu concerné. Matos quand même, pour avancer selon braquets adéquats, pédalier ovale.
Le sommet est pris (8h), je spécule à peine sur le moment ou la neige va me tomber sur le sac à dos. Avant Chalet Reynard ? A la barrière ? Qu’en ai-je à faire d'ailleurs ? J’ai les baskets, quelques céréales et surtout une formidable envie d’aller là-haut.

Il fait froid, quelques degrés à peine sortie Bédoin, une avancée nuageuse arrive de l’ouest, premiers flocons prévus fin de matinée. Ça va passer. Je l’ai décidé. Peut-être que je pense à Ventouman         ( Lionel Tartelin de chez Pagnol, recordman des ascensions ici) qui a abandonné à 3 km du sommet la semaine dernière… Je le respecte ce Fantomas  mais il n’est pas, disons-le,  dans ma catégorie. Celle du qualitatif qui efface toujours le quantitatif, du rêve et de la magie qui éliminent  la gestion et les plans comptables. Je suis bien dans la forêt. Serai-je  le seul vélo aujourd’hui ? Où sont passé les dandies de l’été, les BHL de bac à sable, les Bruel  déguisés en Harribo, les donneurs de leçon et autres distributeurs de permis de rouler ?  Personne. Si moi-même. Et ça c’est bien engagé.
Chouette, Chalet Reynard déjà,  et pas de neige sur la route!  J'enchaine illico car, je sens qu’il le faut, l’intuition... Cela s’assombrit, au sommet c’est opaque… J’adore. La fontaine de la Grave. Elle coule… il ne fait donc pas si froid ? Mon bidon pourtant commence à geler… La fameuse barrière, je passe dessous, pas très souple, derrière il n'y a pas de PGHM, aucun secours, si je défaille qui viendra ? J’aurais une stèle 35 ans après Kraemer ("Pierrot Hibernatus" mauvais film cycliste de 1983) ? « On l’a retrouvé bleu le Bernard…, mais qu’il était inconscient ce mec ! » diront les pousseurs de caddies au rayon "magrets sous grippes aviaires".  Un Martin de mon village (coureur à pied et expert-comptable en comportements) lèverait le doigt en disant : «  il ne faut jamais partir seul ! ».  René Desmaison était parti à deux aux Jorasses et pourtant, il en est revenu seul… Va comprendre. Donc ça ne sert à rien d’être à deux ou plus. C’est clair non ?
Après la barrière... le monde " interdit de rouler "...

Je mets les baskets, l’heure est à ne pas tomber lourdement façon col du fémur en vrac ou autre. Le verglas est partout. Le vélo glisse tout seul dès que je m’appuie dessus. La  succession de gel et dégel a créé une patinoire. Le vent s’en mêle mais je parviens quand même dans la dernière ligne droite au col des tempêtes, via l’allée pentue des stèles, chemin malaisé vers le linceul qui domine le sarcophage face nord … Voilà, le sommet. 3h d’ascension.
Finalement là-haut, on est bien… J’y resterai des heures à l’abri de ces murs couleurs neige. C’est marrant, je suis à peine à 1900 m d’altitude et j’ai les mêmes symptômes que ces alpinistes au sommet d’un 8000. La joie simple de vouloir n’attendre rien.  N’attendre rien, c’est le rêve. Tout arrive, tout est arrivé, et ce qui arrivera, n’a vraiment plus aucune importance. Bon à 8000 cette sensation en a quand même tué plus d’un.  


N'attendre plus rien...

Allez, on redescend. Si t’es sage et comme tu as plus de 50 ans Bernard (l’âge où on se fait plaisir ?) tu as droit à une crêpe au chalet Reynard des bikers…
Je bascule à pied… Et bientôt, après une borne ou deux je m’aperçois qu’il n’y a plus de bitume, plus de route…? J’ai dû rêver en montant… !?  Non en fait, il neige de plus en plus et de plus en plus bas… Le fameux front de nuages de l’ouest qui s’est déplacé. La route est couverte de deux cm de neige partout. Et comment voir s’il y a du verglas dessous ?!  Donc, à pied… hors de question de rouler là-dessus… Il faut détricoter les 6 bornes du secteur caillasse d’été. Je m’accorde, de temps en temps, comme un enfant certes, une glissade sur patinette avec, un pied au sol pour freiner et un autre pied sur une pédale.
« Ta crêpe oublies là… » Il neige au chalet et en dessous… Vite le piège se referme… J’attaque la descente sur le vélo, les pneus dans les rainures laissées par les voitures. Plus bas je réalise que le sol est tellement froid (de la nuit dernière) que la neige tassée, gèle… des essais de frein confirment la dangerosité… Pédibus donc. 
Danger, sol gelé....

Il ne va pas neiger jusqu’à Bédoin quand même ?… A la côte 900 la neige s’estompe… je peux prendre un peu de vitesse…Ensuite, c'est la pluie froide sans interruption. 
Je place le Nautilus dans la twingo.  Le timing a été parfait. A une demi-heure près je ne passais plus.
 Belle hivernale n’est-ce pas René ?
L’hiver finalement n’est pas une saison morte mais le refuge de ceux qui cherchent un peu le frisson des Jorasses, celles dont tu m'avais parlé…
Merci pour cette conférence René toi qui est monté une dernière fois,  là-haut.

La stèle ensevelie de Pierre Kraemer qui était parti seul en hivernale en 1983...
Lui, par contre, il devait en revenir seul mais n'en est pas revenu... C'est compliqué.





Posts les plus consultés de ce blog

SEPT CENTS ( 7 cols en Cévennes – 12 mai 2024 - 218 km)

PARIS NICE - Du 11 au 16 avril 2024 - 1010 km. (1/2)

"Frelons asiatiques versus gentilles abeilles des campagnes..." (BRM 200 – 05 mai 2024 – 240 km)