Croiser un fantôme... ( 13 mai 2025 - 101 km)
Ce matin, j'ai intercepté un fantôme...
Quand tu démarres assez tôt ta "carrière cycliste" dite officielle (ou fédérale), c'est-à-dire à 17 ans, tu es condamné à croiser plus tard (lorsque tu approches de la soixantaine) les spectres de tes anciennes connaissances sur la route...
C'est mathématique. Ils représentent tous les cyclistes "flamboyants" de ta jeunesse, tes mentors parfois sur certains aspects très définis, des pairs que tu as fréquentés, pratiqué, usé parfois. Ce sont tes aînés et ils sont respectables.
Ils continuent à "croiser" à proximité de Montpellier tentant de survivre encore un peu, en équilibre, sur des bécanes désormais vintages des années 80. C'est dingue d'ailleurs comment les vélos ont évolué sans eux. Ils s'acharnent à continuer la route dans un rayon d'action de plus en plus faible.
Un fantôme ne va pas bien vite, son regard fixe le macadam sous son pneu (d')avant comme s'il était son unique dernier paysage autorisé. Il ne roule pas vraiment d'ailleurs, il s'agit davantage d'une translation éthérée, à la limite de la lévitation comme pour tester une future élévation promise vers "la lumière" dont parlait l'americain Labro (que je salue). Il va vers ce fameux tunnel lumineux très proche... Il flotte sur une départementale sinueuse et bosselée comme s'il était sur une piste cyclable rectiligne sans dénivelé (ce qui me fait d'ailleurs penser que l'Europe aime bien les fantômes et que les pistes cyclables possèdent parfois des tunnels).
Lorsque je croisais René (A), un autre fantôme que celui de ce matin, on dira le fantôme du fantôme de ce matin, et ceci avant qu'il ne s'évade définitivement (je le salue aussi), je le mesurais presque arrêté, figé sur le macadam. C'était une impression bien sûr.
La silhouette au loin semblait immobile, mais sa célérité instantanée était toujours quantifiable (sinon, ce serait la chute assurée). On était sous les 20 à l'heure ; disons vers 17 ou 18 km/h...
Je me suis d'ailleurs posé la question plusieurs fois : " à quelle vitesse roule t'on juste avant la mort ? Je parle de la vitesse instantanée qui ferait la jonction avec une mort instantanée ... ?
Je crois que c'est vers les 16 ou 17 km/h. La vitesse instantanée est indexée sur la vitesse métabolique, elle te donne ton âge cellulaire. C'est un marqueur type "carbone 14" pour évaluer ce qu'il reste aux vieux cyclistes sur l'axe temporel. Elle diminue, mais attention, pas tant que ça. Si c'est le cas, c'est grave. C'est alors fini.
Il n'y a pas de fantômes à 10 à l'heure, personne ne les prendrait au sérieux. Il y aurait, à minima dans ce cas, un trucage comme dans la maison de l'horreur à la foire de Palavas.
Lorsque la souplesse et la vélocité ont chutés, il ne reste finalement de ce corps qu'un bout de bois avec des jambes qui tournent et sans plus savoir trop pourquoi et à savoir comment ? Parce qu'il faut continuer, continuer..?
René sortait tous les jours avant sa dernière sortie, à sa dernière vitesse. C'était un rituel, une obsession presque comptable. Ce n'était pas si idiot quand on y réfléchit.
Mesurer la vitesse d'un "vieux cycliste" (qui a eu une carrière quand même), c'est savoir combien de temps, il lui reste à vivre. C'est un peu indécent, voyeur, je le sais, et donc il faut le faire discrètement en restant surtout derrière le personnage. Si possible sans lui dire que tu es là. Sinon il va accélérer et ça c'est une évidence. Ce qui est parfaitement absurde puisque cela le ferait disparaître encore plus vite. Un fantôme doit être visible. Invisible il ne ferait pas peur. Mais l'homme est incorrigible.
Un fantôme qui est supposé te connaître très bien (compagnon de club d'autrefois ?), lorsque tu le croises, ne répond jamais à tes signes (de la main ou de la voix) comme s'il était absorbé par une affaire. Mais de quelle affaire s'agit-il sur ce rectiligne prévisible ?
Il te faut retourner sur tes pas (roues) et te placer à côté de lui pas trop près pour ne pas l'effrayer. Sois tranquille, il ne tournera même pas la tête pour savoir qui ose longer son tombeau. Au mieux, il va te dire : " je connais cette voix..., je reconnais ta voix ..." Est-il aveugle ? Pas du tout son cerveau semble d'ailleurs souffrir de ne pas ouvrir les yeux, de volontairement ne plus accepter le soleil, et de fuir l'autre. Que de tristesse ! Il s'habitue peut-être à ce qui est dans l'au-delà !? Cela fait presque peur.
Je pense qu'un fantôme rumine sur ce qu'il a fait et surtout sur ce qu'il ne peut plus faire ou plutôt ce qu'il aurait bien aimé faire... D'ailleurs, il va te marmonner des banalités comme : " ça, je peux plus ... tu comprends..." "Cette côte-là, je l'a montais en 42x17" " les km j'en ai bouffé, tu sais..." " Tu comprends aussi que maintenant, c'est fini ". Que de banalités surprenantes pour qui est "rangé des vélos" et devrait profiter de l'instant et accueillir la beauté du monde !
Cela me fait penser qu'à la cinquantaine, et même bien avant, il pouvait dire déjà les mêmes choses. Té ! dans les années 80, il vociférait, en litanies, : " je grimpe plus les gars...!!!" Il avait donc exactement le même discours. Était-il déjà un fantôme ou en répétition du plus tard ?
Là, c'est ad libitum, ad vitam aeternam, et coetera. Il parait que ce comportement serait universel chez les sportifs , pas uniquement une caractéristique de vieux cyclistes.
Il garde, et vous m'en voyez tout esbaudi, la précision réclamée par la passion métrologique des théories cyclo-techniques ... Un fantôme doit pouvoir jusqu'au bout réciter par coeur les pignons et leur correspondance en braquets, comme un chapelet que l'on égrène sur un chemin de croix. Un braquet par bande blanche qui défile et on recommence dans l'autre sens. Braquet montant, braquet descendant et ainsi de suite...
Moi, qui n'ai jamais récité ces tableaux et qui, soyons honnête, les déteste, comment vais-je pouvoir bien vieillir ?
C'est cela la fin comme le début des mondes ? Ce sont les chiffres et les nombres ? Les vieux deviennent maniaques de la mesure. Il veulent peut-être connaître la mort avec exactitude en analysant avec précision leur trajectoire vers la chose. A voir.
Le fantôme rumine "à la Cioran", des regrets.
Il peut aussi te raconter comment on l'a rescucité récemment et que la mort ne l'a pas encore eu de son vivant. Tu as quelques doutes. Est-il au purgatoire ? Dans les limbes ?
Il va citer le travail magnifique du corps médical qui l'a remit en selle après une rupture, l'autorisant à vivre encore quelques milliers de kilomètres. René l'arpenteur, millionnaire en bornes, n'aurait qu'à bien se tenir, il pourrait être dépassé ?
Je ne le crois pas un seul instant. René c'était vraiment du hors catégorie pour ce qui relève des plans comptables. Un expert galactique de l’accumulation.
Autre chose, si un fantôme, pour diverses raisons abstraites, ne t'a jamais vraiment aimé autrefois et que tu décides de l'accompagner, il va alors souffrir. C'est immédiat. N'oublies jamais que la concurrence est perpétuelle et éternelle depuis l'éjaculation (et avant). S'il pouvait t'en mettre une, il le ferait, n'ais aucun doute à ce sujet. Sinon, pourquoi s'excuserait-il de ne pas pouvoir te suivre ? C'est qu'il n'a pas intégré sa faiblesse, elle est pour lui foncièrement anormale, impensable. C'est une effroyable injustice. Alors toi là maintenant qui, en freinant, le double, c'est l'humiliation ultime. Il te voit comme une agression, un rapport de force en sa défaveur.
Il aurait dû t'achever avant et ne pas subir cette situation qui était pourtant écrite dans les textes. "On croise à la descente ceux qu'on a doublé à la montée..." Tu es spectateur de sa déchéance, Dieu te place aux premières loges pour voir ce désastre cycliste avec tu sais la fumée qui montera comme dans Don Juan sur la scène au dernier acte.
Tu lui fais regarder en face, dans un miroir immense : la vérité. Il en a un rictus d’écœurement.
"Tout ça pour qu'il vienne me narguer maintenant alors que je ne peux plus rien faire, que je ne peux plus enlever la moindre dent..."!?
Un fantôme est toujours en compétition. La nature nous enseigne que : " tant qu'une cellule peut bouger, elle peut tuer son prochain ".
Je l'ai donc pris en photo et de dos, discrètement me demandant si le numérique arriverait à coder cette apparition. Ce n'est pas évident. Je sais par exemple qu'un smartphone peut détecter l'infra rouge (ce qui permet, à l'occasion, de tester le fonctionnement des télécommandes ndlr) mais là va-t-il coder un fantôme ? C'est froid ou c'est chaud cette chose ? Cela doit dépendre de sa température bien avant, disons... à l'origine.
Si elle était froide, elle le restera. Cela est la seule chose que l'on sait. La photo ressemblera à une tâche, un linceul.
Qui naît froid, meurt glacé.
Je pense pour ma part que mourir plutôt chaud ou tiède serait une belle fin. Et qu'il faudrait s'y attacher vite ! C'est tout un travail et un beau projet. Le temps est compté.
Allez fantôme, je te laisse. Je ne suis pas le meilleur compagnon sur ta route, ta piste cyclable vers tous ces tunnels... mal éclairés. Désolé.