Sisyphe Tartelin a-t-il fauté ? (20 février 2021)
credit : institutsapiens |
Je suis reparti à 6h01 dans l'espace temps du couvre-feu. Il ne sera plus ma limite.
Aujourd'hui est un autre jour puisque plusieurs émotions m'attendent :
- L'incertitude d'atteindre le sommet du Mt Ventoux par la trace de la combe de Curnier. Incertitude que j'avais balayée il y a quelques jours, en faisant le choix du bitume, ce retour sur la trace d'un semi marathon d'altitude, "safe" et en mode sans échec.
- La remise à zéro des compteurs après cet exercice où personne ne fut dupe, qui était de mettre en parralèle un record de 111 ascensions dans l'année au château de Montferrand face à 110 élévations au Mt ventoux. Quantitatif strictement inutile sur l'échelle des nombres mais tellement formateur en cette période castratrice de libertés. Ce qui était totalement absurde surtout était de le comparer à ces ascensions au Mt Ventoux réalisées sur 37 années.
- Enfin la rencontre possible au sommet avec "Ventouman", alias Lionel Tartelin (669 ascensions au compteur) qui est entré dans ma carrière il y a 8 ans pour me recadrer alors que je voulais fêter, seul et unique, au centre de la multitude de cycliste bariolés, ma 100 ème ascension et ainsi m'éloigner encore des hommes... Il était une punition mythologique, j'avais voulu défier les Dieux après lui. Il l'avait senti.
J'ai donc appelé Lionel la veille pour une rencontre au sommet. Pas de "prairie de la rencontre" cette fois, c'est plutôt "mal plat" dans le secteur, même si on pourrait disserter aussi sur cette période magnifique de 1815 et des délices de la côte de Laffrey.
Le rituel est en place et me voilà à nouveau avec ce petit café en timbale face au relais du Ventoux désert, en attente de réalisations...
La combe de Curnier est toujours unique même si le facteur n'a jamais voulu passer par là, on se faufile dans un défilé étroit avec quelques cascades d'eau, certainement nées de la fonte des neiges plus haut... Cet endroit est magique, il vous vide le cerveau et le nettoie de ses miasmes. Et les Dieux ne me contrediront pas, "passer le Karcher" est souvent salvateur, purificateur, l'unique option...
Combe de Curnier...pas de facteur dans le secteur... |
Lionel est parti de Cavaillon, nous devrions nous faire face vers midi sous l'observatoire, nos hubris rassasiés mais prêts à en découdre à nouveau, plus tard.
A quelle altitude vais-je toucher de la neige ? Y aura-t-il des traces ? Je sais que rien ne m'arrêtera, je conçois dans ma vie pédestre, la sortie des GR, l'éloignement des routes tracées comme en "clair de terre en Queyras", la fameuse "recherche d'itinéraire" sous intuitions, chère aux alpinistes qui en font une quête...
Je m'approche d'un groupe de jeune alors que la piste traverse. Ils semblent quelques secondes égarés et me demandent le passage. Le temps que je le leur indique, l'un d'entre eux a allumé l'arme fatale, le GPS. Ils ne me laissent pas le temps de leur expliquer et partent au milieu de mes paroles . Ils ont choisi la machine et sans retard. Je ne peux lutter. Le vieux avec ses cartes et ses tirades sur comment prendre un virage sans un bruit, il nous emm...On zappe. On fait défiler les doigts sur l'écran.
Si plus haut ils sont en difficulté, pas un regard de l'homme ne se posera sur eux... Je me le jure.
Bon pour être honnête, j'utilise mon portable aussi et cela m'ennuie un peu mais c'est, de façon minimale, pour quelques messages avec Ventouman. Il serait bloqué avec son vélo à 3km du sommet et ne peut ou surtout ne veut pas aller plus loin... Aurait-il peur de la neige ?
Traces..., un Mammouth ? Il ne faut pas rêver... |
Après 3h34' d'effort me voilà sur le parking de l'observatoire. J'essaie toujours, en vain, de regarder si, par hasard, il n'y a pas de Lionel plus bas poussant son vélo devant les stèles, dans une lenteur efficace et inexorable. Quelle est sa psychologie ? Comment à 3 km près peut-il renoncer à une ascensions de plus ? Comment "abandonner" une rencontre si près du but ?
Cela pousse à revisiter le mythe de Sisyphe...
Déjà, que fait Sisyphe (Tartelin ou ...moi) sur cette pente avec son caillou (vélo, ...sac à dos) ?
Il s'entraine...
C'est vrai. D'ailleurs je le pense profondément, toutes mes ascensions du Ventoux ne sont pas un but mais un passage. J'en ressort toujours plus fort et peux aller vers ailleurs, j'y commence une saison vélo ou pédestre. Ce n'est pas une destination à proprement parler. Hier eu téléphone Lionel m'a dit que s'il n'allait pas au sommet ce n'était pas grave mais que c'était un bon entrainement...
Il y aurait donc un ailleurs ? Le but n'est pas le sommet ? D'ailleurs certains philosophe prétendent que dans le mythe de Sisyphe, il n'arrive jamais au sommet, la pierre lui échappe avant le sommet.
C'est la lutte et la passion qui sont importantes.
Et puis Lionel en descendant à quoi ?, à qui pense t-il ? Il paraît que c'est l'heure de la conscience des choses surtout des choses inachevées, elle se fait dans la joie du mépris de l'échec renouvelé. Oui Lionel ton vélo est ta chose, tu dis oui à l'absurde et ton effort n'aura de cesse...
J'avais aussi tenté, après l'affront de la 100 eme, de comprendre le pourquoi de ces heures passées, assis au sommet du Ventoux le cul sur les barrières, muet, regardant la foule et les joies du cirque. Toi, reculant peut-être le temps de la descente, cette conscience de l'absurde.
Mais quand même ce Ventoux n'est pas une punition ! Ce serait un non-choix ou un choix?
Oui, je rejoins Camus qui disait "qu'il faut imaginer Tartelin heureux... "
Et ton vélo d'ailleurs, il ne fait pas 10 kg. Il n'est pas très lourd ton rocher, ça sent un peu l'arnaque...!!! Les Dieux sont-ils au courant?
Allez à bientôt Lionel, nos futurs rendez vous sont déjà programmés car nous avons accepté l'absurde et nous l'aimons. Et que le mythe de Sisyphe revisité perdure et soit notre bonheur, notre victoire sur la mortalité.
Redescente habituelle par les crêtes, auto stop et tralalère...
Moins de 18h parking de St Mathieu.