L'impasse de Piémanson... ( 28 mai 2023 - 263 km )
N'y a-t-il pas un chemin magnifique au bout de Piémanson ?... Il passerait sous l'eau ... Et pourquoi pas ? |
A force de naviguer un peu au nord des abysses de la Camargue on se dit qu'un jour il faudra bien y replonger... Continuer de faire semblant et d'être insensible à ces lieux ne sert strictement en rien la cause des grandes réhabilitations historiques.
La plage de Piémanson tout là bas au bout du Rhône, balayée par des embruns de mangroves, mélanges de sables fins et de limons, d'eaux douces et salées avec une douce chaleur de lide me fascine. Les animaux y sont improbables au milieu des tamaris maigrelets et face à une Méditerranée solaire. Cet endroit est un ponton jeté en pleine mer au dessus des bas-fonds à tellines... Le ponton des histoires révolues et des destins futurs.
Je redoute un peu d'y retourner. Il y aura bientôt 40 années. C'est long. Le temps a passé. Et toujours ce sentiment qu'on a trahit quelqu'un ( une femme ?) ou quelque chose (une cause ?)... Qu'on est parti sans laisser d'adresse ou pire, sans explications. Pour faire le deuil il faudrait voir un corps. Cette certitude qu'il faudra revenir demander pardon. Et pourquoi pas ? Et quand bien même tu n'es pas responsable. Un pardon à la nature, aux paysages et pardon aussi pour les autres... Je suis généreux face aux parties civiles. Si ca peut leur faire du bien. J'ai peut-être tord.
Un deuil décent et raisonnable s'alimente toujours de quelques explications.
5h30 sur la route, le soleil se lève, les loupiottes sur le vélo ne vont pas fonctionner bien longtemps. C'est dimanche, j'ai choisi un moment calme. Enfin presque. Je vais rentrer avant la nuit mais je me suis équipé au cas où ... il faudrait s'attarder. Tout est possible. Voilà plus d'un an que je projette ce trajet vélo et aussi que je le repousse. Il était bien plus facile d'aller vers les collines à fossiles de Garlaban, un peu plus au nord derrière la Crau et de ne pas s'égarer sur ces lignes droites sans la moindre issue. En revenir sera une chance.
Aller à Lunel est facile par des petites routes repérées au préalable (passage dit de "la petite Bruyère"). Le gros bourg s'active, un embryon de Marseille, les épiciers sont dans la rue. Je stoppe pour un café plus loin sur la place de St Laurent d'Aigouze où les arènes cottoient l'église, cohabitation fantastique où Pépone blague avec le curé... Le bar, l'église et les arènes. La trinité... ?
Après toutes ces années maintenant, je sais que je l'aime ce sud des petits matins, cette région que j'ai voulu si souvent quitter..., souvent zappé mentalement en y laissant que mon corps s'éreinter en cabotages au milieu de projets et rencontres dérisoires.
Ces platanes, ces accents, cette sensation que la journée sera belle, ensoleillée, interminable, et que peut-être les premières cigales vont commencer à chanter, me rendent joyeux...
J'arrive à la porte des passages, la fameuse Tour Carbonnière. Elle symbolisait déjà un départ pour moi en 1990 mais ce n'était pas, contrairement à la légende, celui du premier jour de mon Tour de France. C'était bien plus que ça. J'avais photographié ce jour là la Tour Carbonnière et le Pic St Loup que j'appelais alors "les phares"... C'était une promesse. J'allais quitter le sud. C'était certain.
Aujourd'hui je la franchis par le nord et m'en vais vers les sémaphores d'Afriques, bien réels au milieu des hérons et autres oiseaux "que même pas je connais les noms..." Des tours quand même étranges, au milieu de purgatoires glauques, "entre deux eaux" au milieu de canards adaptés aux "phénomènes puissants" et imprévisibles, des lumières qui ne guident plus grand monde. A part moi peut-être aujourd'hui.
L'ambiance est fantomatique j'ai l'impression d'être Ulysse qui descend au royaume des morts "aux limites du profond océan"... Et pour y faire quoi ? Pour se mettre sur un banc comme dans Pagnol ?
Et "Adésias Bernard "! Non, pas moi ! Sil-vous-plait ! Je n'en ai pas envie.
Mais il faut le faire...
Mon vélo glisse au milieu des joncs et des brumes, je vais retrouver plus loin le carrefour de la Ceinture avec son resto bar où il ne fait pas bon s'arrêter et demander où est passé Sara des Saintes, si elle existe. Les lieux sont peuplés de terminators cachés derrière les bambous des Manades sans cadastres.
Non pas d'arrêt ici. Toujours aller de l'avant, aller droit cela va de soi... Aller plutôt directement.
Je suis en Camargue, monde "interdit de séjour" au commun des mortels où les habitants semblent engendrés d'un désastre aquatique, avec une génétique adaptée à tous les paludismes et autres miasmes. On naît ici et on n'en sort pas. C'est un lieu mythologique. Le rat gondin est un chat. Les enfants les caressent.
Arles, la grande ville, n'est pas une destination mais un chatiment pour les faibles.
Quand tu vois le panneau du Paty de la Trinité, tu te dis mais on y fait quoi ici ? On plante du riz ? Ne soyons pas naïfs...
Je retrouve donc cette route que je prenais "à fond la caisse" avec mon R5 TS dans les années 80. Cette route qui me ramenait chez moi. Ce chez moi provisoire et d'adoption. Cette étrange destination qu'est Salin de Giraud.
On travaille un peu à la montre ici, les distances sont grandes et surtout en vélo...
Voilà l'ancienne boite de nuit " le Plantation". Il s'en est succédé ici des soirées au milieu de Manitas et autres gitanos camargos gravos tauros... Même Johnny, en chemise blanche immaculée, rédempteur des Saintes, sanctifié (et davantage) par les nymphes, aimait y avoir sa table ici. Pour finir ensuite torché dans sa roulotte comme Bob Dylan dont les Camargues étaient plus vastes, Amérique oblige...
La batisse est à l'abandon. Mais Bernard c'est normal, tu es au pays des Cimmériens...Johnny est mort. Manitas est mort. Le DJ de Port Camargues à la Scatola c'est pour bientôt... Si tu continues il faudra peut-être même rallumer ton feu arrière pour ne pas être percuté par un monstre disparu comme dans Jurasik park...
Virage à droite direction Méjeannes. Il m'en a fallu du temps pour l'atteindre cette route qui fait le tour du Vaccarès... Déjà à l'époque, à moitié endormi, le pied bloqué sur l'accélérateur, vers 6h du matin je me faisait presque surprendre par ce virage à angle droit. J'étais en conquête de l'est et pas de l'ouest... Je croyais en un lever de soleil définitif, même si le chemin était malaisé pour y parvenir...J'en faisais mon affaire.Quelle prétention...
Voilà je tourne, Je vais vers Méjeanne, Fiélouse, Peaudure, l'aire de la Louisiane et des marécages...
C'est l'endroit où les chevaux et les taureaux peuvent investir la route et te stopper net.
Je rentre chez moi ? Je m'attarde à un point de vue au bord de la route. Il est plutôt utilisé par les chasseurs. Ne révez pas. Ici il n'y a pas de tables d'orientation. On est désorienté pour toujours et c'est très bien. Il n'y pas cette hypocrisie des constructions en céramiques du copain du maire qui te place le Ventoux dans la direction de Bordeaux. Ici il n'y pas de chemin, c'est l'errance...Et tu es arrivé partout. Cela oblige à avoir un certain sens de la survie. Surtout que l'on se perd même en ligne droite... Chose paradoxale ? Non. Classique en Camargue... Tiens s'il fait nuit, sous nuages et que tu t'arrêtes pisser ne fais pas d'erreur car sur ce linéaire aucune disymétrie pour t'orienter. Tu peux repartir dans l'autre sens. Les rats à gauche, les rats à droite... Ce serait d'ailleurs équivalent et pas si grâve. Comme tu ne sais pas où tu vas ni d'où tu viens.
D'ailleurs je vais le tester dans l'après midi.
Encore un virage à droite plein sud et il est désormais définitif pour le Sambuc. Je guette quelques maisons de ravitaillement au cas où je déciderai de revenir en Pic St Loup, guidé par l'autre phare... Les 110 bornes sont passés mais je l'ai déjà écrit, "je ne suis pas limité à 110". On continue... Je reconnais désormais les bâtisses industrielles.
Je longe la grande maison de l'entreprise belge SOLVAY, chef d'oeuvre d'une architecture nordiste, patrimoine d'un XIX eme siècle. A l'époque, avec l'ami Jacques de Lille, en retour de nos virées nocturnes à la ville (Arles), on se baissait un peu dans l'habitacle de la voiture. Pour ne pas être reconnus par Marcel du poste de garde. Nous avions des responsabilités. Et la route était surveillée. Cela aurait fait désordre. J'en rie encore. Qu'es-tu devenu Jacques ?
Ce bâtiment industriel, à défaut d'être le "château de ma mère" qui est localisé un peu partout ailleurs en France et tout le temps, ce pourrait être le "château de mon grand père"...
Je pose mon vélo sur la grille qui est aussi une porte du temps. C'est vrai que la cloture semble à l'abandon mais il reste quelque chose de cette adolescence. Je peux voir ma chambre un peu à gauche, c'est là cette fenêtre sans rideaux...J'étais un peu seul à l'époque mais c'était l'usage. Et au fond rien n'a changé. C'est un état solide. Pourquoi en parler?
Une dame me préparait mes repas midi et soir. Une servante du XIXeme. Toujours très polie, effacée, discrète.
Je longe cette bâtisse. Le bâtiment de direction qui m'était peut-être un jour promis du moins si l'on en crois le chant des rêves, est toujours aussi stable et massif... Je regarde le toit un peu pentu. La chute y est possible comme dans le film " the Game".
Mon grand père d'ailleurs est il un jour monté sur ce toit ? M'a-t-il laissé seul ? Pourquoi ne jamais m'avoir parlé ? Ce n'est pas maintenant au Père Lachaise qu'on va avoir une discussion... Quoique.
La Solvay a vendu le site à "Imerys" qui sonne comme "Immersion"... Oui ici on est dans l'eau sous l'eau et on se noie quand bien même hors de l'eau.
La transaction a eu lieu en 2015. Pour le coups, je trouve cela très récent et donc un peu trop définitif. C'est fragile non ? Est-il possible de revenir en arrière ?
C'est un peu comme cette femme que tu aurais aimé il y a plus de 35 ans et que tu décides de retrouver un matin, complètement affolé, te disant que dans tes rêves elle t'appelle au secours. Un cri. A ton arrivée sur les lieux d'un abandon historique, tu apprends qu'elle vient juste de se marier et d'avoir un enfant. Mais là juste. Hier. Quelques minutes avant.
Condamné à guetter son bonheur au coin d'une rue... Elle t'a peut-être attendu ? Le sais tu ? Ou pas. Tu es bien coupable quoiqu'il arrive. Coupable d'inaction. Toujours.
J'ai quitté l'industrie en 87 pour un monde étrange et sans retour. L'ère de la désindustrialisation amorcée quelques années plus tôt commençait ses ravages...
Il fallait rapidement ne plus produire rien que des idées... caresser des corps mous et flasques dans un magma de métissage et de renoncements... La grande promotion d'un idéal tertiaire qui ne fait rien pousser à part des kilooctets de surveillances et d'injonctions sécuritaires. Je suis né au moment d'une mort annoncée et organisée.
Je ne m'égare pas là-dessus mais il faut quand même en parler pour transmettre. Si on ne dit rien il n'y a qu'effacement et formatage. Et ça jamais. Vous êtes d'accord avec moi.
Reprenons le vélo. J'arpente désormais les corons d'une architecture qui peut sembler anachronique dans la région mais qui allait très bien. L'industrie n'avait elle pas protégé les petits cochons Camarguais, ces mutants capables de dompter les taureaux d'un simple regard, en construisant des maisons de brique... ? Aujourd'hui tous propriétaires de ces bâtisses solides avec jardins pour entasser potagers, pièges à loutres (des rats) et autres cannes à pêches (à explosifs), ils remercient l'industrie Providence.
Qui ai-je donc abandonné au 3, rue des écoles ? Moi-même ? |
Au centre du village qui n'est pas bien défini dans l'espace, on en prend l'habitude, je trouve de l'eau, mange un peu et c'est parti pour Piémanson, la fameuse impasse...
Cette route je la parcourais, le soir "après l'Usine", surtout lorsqu'il y avait un parfum de tempête...C'était la pleine mer. Il y a toujours des montagnes de sel pour regarder d'en haut. Une saumure qui est parfois aux couleurs rouges, ocres, peut-être le sang de la désindustrialisation, séché, bien dur... Il en faudra des averses et de longues pluies catabatiques inespérées pour dissoudre tout ça...
Il y a des voitures dans ce sens. Ça descend d'Arles pour tester l'immense parking aux normes Européennes. J'y arrive bêtement après avoir évité la piste cyclable. Etais-je seul ici autrefois ? Voilà l'immense plage de le grande impasse...
Le grand ménage récent (2015 encore) promu par Bruxelles voulant préserver le confort de quelques moustiques et de trois flamands, éphémères migrants, a supprimé les manèges. Tous les campements sauvages, les cabanes de bois, les paillotes et autres tippies ont disparus. Un immense terrain vague bien métré remplace. Tout le monde est bien rangé maintenant, c'est calme, sage, facile à piloter. Personne ne reste plus la nuit. L'obscurité est une infraction totale, un crime, tout doit être visible. On a remplacé les paillotes par une transhumance pétrolière permanente qui passe juste devant le chateau de Papi. Comme une provocation.
Cette plage était celle du bonheur et des possibles. Je citerai un témoignage anonyme et simple, paru dans la presse au moment du grand démentelement. A cette déconstruction qui correspond à la date près, à la disparition de l'usine Solvay, vendue aux plus offrants, à la vente des biens de mon papi et de ma famille.
"La plage m’a beaucoup aidée, la mer me calmait et les gens ici m’ont accompagné dans mes rires et dans mes pleurs..."
Qu'ajouter ?
Je ne reste pas. Je ne reconnais rien. Ce n'est pas ça mon passé. C'est trop simple et lapidaire. Les dunes humaines de Mort à Venise ne sont mêmes plus visibles. C'est plat, un mirage de platitude, sans aucune âme.
On parle d'acte de décès ici. Et tout décès s'accompagne de culpabilité. Mais où étais tu passé Bernard depuis toutes ces années ?
Le pèlerinage industriel est terminé. Merci le vélo de le mesurer. Je ne serai jamais repassé en bagnole ici...Il faut passer furtivement, gratuitement au pays des disparus et ménager les susceptibilités.
Je suis silencieux, à la vitesse des libellules au milieu des coups de feu permanents derrière les canisses... Au milieu de la survie bien réelle, d'une réalité tangible.
Ici on chasse jour et nuit, il n'y a pas les 35h de la digitalisation et des télétravails derrière un écran. Je me demande si les satellites d'Elon Musk ne sont pas des cibles pour le ball-trap des jeunes de Fiélouse. Ils visent les étoiles filantes...Beau projet. Les gendarmes restent aux portes de Trinquetaille, ils boivent des canons. Le garde champêtre ? Un cousin, c'était le moins bon à la chasse mais on l'aime bien, c'est la famille...
Je vais me perdre vers la Gacholle... et faire demi tour...La Gacholle ça sonne comme "cagole". Une énorme blague bien baroque mais un peu triste quand même...
Voilà la piste au milieu du sable, la" fameuse digue à la mer". Ce chemin qui est en sursis avant l'engloutissement, n'est pas pour moi. Je vois l'eau déjà monter au loin comme un tsunami lumineux, pas très net, indéfini, silencieux. Ou plutôt une arrivée verticale, par dessous les pneus, comme aux Salines lors des grandes marées en Normandie.
Et moi de faire semblant d'être surpris!? Comme le font toujours les hommes... Pauvres de nous.
Je m'attarde. J'en ai envie... Ai-je oublié quelque chose ? L'essentiel ?
Remontée sur Fiélouse dans une odeur de Soufre... Oui le pays des morts sent le soufre, c'est la décomposition et aussi les relents des volcans sous marins. Le soufre est le sel de la vie.
Dans Salin tout à l'heure, on m'a dit que "Loule" était mort depuis longtemps... C'était un de mes laborantins en fabrication. Un personnage ce "Loule"... rescapé de tous les accidents de Camargues. Sauf le dernier, celui de la vie. Je l'avais cru presque immortel comme Blanchin, la mémoire des Chimistes du groupe.
Je pense que tous mes fantômes sont morts. C'est mathématique. J'avais 20 ans ils en avaient 40. Au revoir ! A bientôt ?
Loule, j'aimerai comme Ulysse le faisait, te parler, outre tombe, pour que tu ris avec moi de cette journée et que tu m'accompagnes sur le retour.
Alors, je pressai mes compagnons d'écorcher les bêtes, qui gisaient, égorgées par le bronze impitoyable, de les rôtir, et de prier les dieux, le puissant Hadès et l'effroyable Perséphone. Moi, ayant tiré du long de ma cuisse mon épée aiguë, je restais là et j'empêchais les morts, têtes débiles, d'approcher du sang, avant que j'eusse interrogé Loule.... (L'Odyssée – Homère et Loisel)
La route est longue pour sortir des étangs. Un camping-car croisé plus tôt m'avait prevenu. Je ne lui avais d'ailleurs rien demandé.
Arrivé à Villeneuve, la route prend à gauche... Je ne comprend plus trop, ne reconnais plus rien malgré mon passage quelques heures plus tôt. Les repères se dérobent ils deviennent sympathiques... Il faut rester lucide, je sais qu'ici on peut être désorienté. Mais pas définitivement. Il faut avoir confiance, ne pas être dominé par les sirènes et surtout ses émotions.
Je lis "Albaron" sur un panneau... Cela me dit quelque chose...J'ai l'impression d'être au réveil d'un nouveau matin," ce moment scabreux où on a pas encore retrouvé les assurances qui permettent de vivre..."
J'ai connu un Albaron oui... C'était un songe au milieu du grand désir fou d'une jeunesse insolente...
Je rentre, peut-être un peu plus apaisé, prêt à subir encore quelques épreuves avant de retrouver mon ile. Une île ? Laquelle ?
Ainsi va la vie des hommes.
Je suis quand même protégé du ciel. Je pédale sur un vélo magique sur toutes les mers vineuses...
Et j'ai aussi " le sentiment extraordinaire que tout n'est pas perdu et qu'il me reste une chance de gagner..."
Comme dans "las Camarguas Parano".